Quand j’étais enfant, Saskia était déjà une jeune femme. Et je
connaissais d’elle son image puisqu’elle était projetée à intervalles
irréguliers sur le grand mur blanc. Je me souviens que je m’enfuyais souvent de
la maison pour aller m’adosser à l’arbre le plus proche du mur. Trop proche, en
vérité, puisque je ne pouvais alors voir Saskia dans sa totalité, mais
seulement par petits morceaux éclatés ou, si je m’efforçais de laisser libre
mon regard, par champs de couleurs un peu brouillées. Rien n’y faisait, il
fallait que je m’évade pour la regarder, quand bien même je n’avais rien
d’autre d’elle que ces pauvres fragments inutiles. Saskia était la première
femme née après la fin du monde et le monde la vénérait. C’est ce que les
maîtres d’école nous enseignaient, le premier chapitre de la Nouvelle Histoire,
intitulé tout simplement Saskia.
Saskia aurait pu naître difforme, ou aveugle, elle aurait pu mourir à
peine née, ou perdre l’envie de vivre, comme tant d’autres après elle. De tous
les enfants nés en ces jours sombres et terrifiants, elle fut la plus forte, la
plus intrépide, la plus vivante. Les livres qui parlaient d’elle la décrivaient
toujours ainsi, et peut-être disaient-ils vrai. Etait-elle la plus vivante, la
plus forte, la plus intrépide ? Je n’ai pas ce souvenir. Elle me semblait
au contraire vulnérable, et pourtant c’était d’elle que je tirais la certitude
de pouvoir vivre éternellement. Car même si c’était de vie éternelle que nous
parlait la Nouvelle Histoire, personne n’y croyait vraiment. Seule Saskia nous
y faisait croire. Elle tirait de sa poche un morceau de craie bleue et traçait
au sol un grand cercle imparfait. Et dans ce cercle nous devenions immortels,
ou du moins nous nous sentions immortels.
Sur le mur nous pouvions contempler aussi les forêts d’antan, les
essences d’arbres disparues, les fleurs oubliées, les bêtes apprivoisées. Sans
discontinuer les images se succédaient à un rythme aléatoire que personne
n’était en mesure de prévoir, ce qui générait dans les esprits la certitude
fébrile et craintive qu’il fallait demeurer là, au pied du mur, jusqu’à ce que
l’image que l’on voyait s’estompe et soit remplacée par une autre. Ainsi il
m’est arrivé plusieurs fois de m’endormir et lorsque je me réveillais, l’image
n’avait pas changé. Cela signifiait-il qu’elle était restée sur le mur durant
toute la durée de mon sommeil ? Ou avait-elle été remplacée par d’autres
pour y être à nouveau projetée juste avant que je m’éveille ? Quand j’y
réfléchissais – car j’y réfléchissais déjà – je penchais plus souvent pour la
première hypothèse car il me paraissait tout simplement impossible que le
projectionniste soit capable de prévoir l’instant où je me réveillerais. Mais
je n’en étais pas certain et je me surprenais parfois à imaginer que le
projectionniste lisait dans mon cerveau et décelait au millième de seconde près
l’instant où j’allais émerger de mon endormissement. Dans ce fantasme je
trouvais un plaisir subtil à me dire que je n’étais donc jamais seul, même
lorsque je dormais. Je faisais partie de la Nouvelle Histoire et Saskia avait
été ma mère bien avant la mienne.