© Ce blog présente les ouvrages de
Camille Rouschmeyer
parmi ses écrits et ses photographies au jour le jour.





samedi 27 août 2011

ce fils inconnu

"Jeudi 6 mars, dixième séance

– Cela fait plus de deux semaines que je n'ai aucune nouvelle de Johanna. Les dernières fois que je l'ai eue au téléphone, elle était très distante. Je m'inquiète pour elle. J'ai vu une fois une émission dans laquelle des gens racontaient les difficultés qu'ils vivaient avec leurs enfants. Un père racontait que son psy lui avait conseillé de ne plus ouvrir la porte à son fils drogué. Les autres invités à l'émission écoutaient son témoignage avec un air choqué. Ce que cet homme racontait les atteignait aux tripes, ça se voyait. Il racontait que son fils de vingt ans se droguait depuis trois ans, qu'il était parti de chez eux, qu'il vivait dans la rue, qu'il revenait de temps à autre frapper à leur porte, que c'était l'enfer quand il était chez eux, il les menaçait, il était violent. Et c'était l'enfer quand il repartait et qu'ils ne le voyaient pas et n'avaient plus de nouvelles de lui pendant des mois. Le père racontait qu'il allait là où il savait qu'il avait une chance de trouver son fils, il parlait aux drogués, aux SDF, ils lui disaient où était son fils, il le trouvait, il lui parlait, il tentait de renouer le dialogue. Cet homme et sa femme étaient allés voir un psychanalyste. Il leur avait conseillé de laisser leur fils à la porte, de ne plus lui ouvrir. Un soir, leur fils avait frappé à leur porte, supplié, il avait faim. L'un des invités à l'émission s'est exclamé « Vous ne lui avez même pas donné un sandwich ? » L'homme a dit que non, il avait suivi à la lettre le conseil de son psy, il avait laissé son fils à la porte, il n'avait rien donné à manger à son fils. Sa femme avait voulu le faire, il l'en avait empêchée. Quand leur fils était reparti, sa femme et lui avaient pleuré. A l'émission il parlait d'une voix posée, même devant les doutes et les reproches silencieux des gens autour de lui. Il disait qu'il ne regrettait pas de n'avoir pas ouvert. Il disait que la vie de son fils appartenait à son fils. Il avait cessé de chercher son fils dans la rue. Ils n'avaient plus de nouvelles de leur fils depuis des lustres. Je me suis projetée dans leur situation. Je me suis demandé si j'aurais laissé mon fils ou ma fille dehors, si j'aurais été capable de ne pas lui ouvrir la porte. Je me disais que non, je lui aurais ouvert la porte, mais sait-on vraiment ce qu'on ferait dans une situation inconnue ? Si mon fils ou ma fille se droguait, me rejetait de sa vie, venait à la maison et m'agressait physiquement, lui ouvrirais-je ma porte ? Je pense que oui, mais je n'en suis pas sûre à cent pour cent. Je me disais que cet homme et cette femme avaient choisi de ne plus penser à leur fils mais qu'ils ne cesseraient d'y penser. Leur fils avait disparu de leur vie. Le fils qu'ils avaient connu, celui qui ne se droguait pas, celui avec lequel ils parlaient, celui avec lequel ils mangeaient, avait disparu de leur vie. Et le fils drogué, le fils menaçant et violent, avait lui aussi disparu de leur vie. Ils n'avaient plus que leurs souvenirs de leur fils d'avant la drogue et de leur fils d'après la drogue. Quel avait été le moment où le fils avait commencé à se droguer ? Pourquoi avait-il commencé à se droguer ? Le père ne disait rien de tout ça. Peut-être ne savait-il pas. Peut-être avait-il honte de ne pas savoir. Peut-être se sentait-il coupable. Coupable de n'avoir pas été à la hauteur. A l'émission il racontait l'après-drogue, l'après-fils-qu'il-connaissait. Le fils qu'il connaissait avait disparu. Celui que le père allait trouver dans la rue parmi les drogués et les SDF n'était plus le fils qu'il connaissait. Le père a essayé de lui parler pour comprendre et connaître ce nouveau fils, pour créer un lien entre lui et ce fils inconnu, puis il a cessé. Il n'a plus ouvert la porte à son fils quand il revenait, il n'est plus parti à sa recherche dans la rue."

Extrait de épidermie